Quand le navire russe Shtandart et La Rochelle défient les sanctions européennes
- khustochka

- 14 oct.
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Quand le navire russe Shtandart et La Rochelle défient les sanctions européennes
Au cœur du bassin des Chalutiers, un trois-mâts hors du temps attire les regards et fascine les passants. Le Shtandart est un navire russe sous sanctions, définitivement interdit d’accès aux ports européens par la Cour de justice de l’UE. Il flotte pourtant dans une légalité locale apparente. Mais derrière son allure de carte postale se dessine un entrelacs de réseaux d’influence et de complicités, jusqu’au cœur de l’appareil d’État français. Une situation qui met à l’épreuve l’autorité de Bruxelles et qui interroge la responsabilité de La Rochelle.
Le bassin des Chalutiers : un théâtre maritime
Ce 11 septembre 2025, le bassin des Chalutiers s’éveille sous un ciel changeant. Quelques embarcations glissent lentement sur l’eau, tandis que les unités du musée à flot et les voiliers de plaisance sont caressés par le clapot. Toutefois, au milieu de cette scène quotidienne, un trois-mâts attire tous les regards. Sombre, orné de dorures et de sculptures baroques exubérantes, il arbore des pavillons bigarrés flottant au vent. Les passants s’arrêtent, photographient et certains montent à bord. Pour eux, le Shtandart n’est qu’un décor charmant, un souvenir maritime vivant.
Derrière ce vernis se cache pourtant une histoire plus lourde, où l’ombre de la géopolitique se mêle à la culture maritime. Le Shtandart, MMSI 518999255, mis à l’eau en 1999, est une réplique de la première frégate de Pierre le Grand, emblème de la fondation de la marine russe au XVIIIᵉ siècle. Le navire est également porteur d’une charge idéologique importante. Après avoir arboré la flamme de guerre russe en tête du grand mât, il hisse désormais fréquemment un large pavillon impérial. Un geste dont la portée symbolique est significative.
La Cour de justice de l’UE a tranché, La Rochelle persiste
Le 22 août 2025, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a statué dans le dossier T‑446/24 : le Shtandart est soumis, depuis leur publication, aux sanctions du 5e volet telles que définies à l’article 3 sexies bis du règlement (UE) n° 833/2014. Les répliques historiques ne bénéficient d’aucune exception. Ce jugement ne laisse nulle place à l’ambiguïté et consacre la position constante de l’Europe. Il confirme la clarification du Conseil européen du 24 juin 2024, l’ordonnance n°2403878 du tribunal administratif de Rennes et l’arrêt n°496439 du Conseil d’État. En tant que plus haute juridiction de l’Union, la CJUE a ainsi donné à ce jugement une portée définitive. Toute tolérance nationale constitue désormais une illégalité flagrante, sans recours possible.
Et pourtant, à La Rochelle, rien ne change. À partir de 2022, le Shtandart a fait du bassin des Chalutiers sa base régulière. Depuis le 6 juin 2024, le yacht privé russe est enregistré sous pavillon de complaisance des îles Cook. Il bénéficie d’une place de ponton au quai d’honneur, d’électricité, d’eau, d’infrastructures et d’une visibilité culturelle que les autres ports européens, plus respectueux de l’État de droit, lui refusent systématiquement.
Un contraste frappant
Partout ailleurs en Europe, les portes se sont fermées. L’Espagne a interdit l’entrée du navire dans ses eaux territoriales dès 2024. La grande tournée internationale prévue pour l’été 2025 a dû être écourtée. Les ambassades d’Ukraine en Irlande et au Royaume-Uni sont montées au créneau et ces pays ont barré la route du Shtandart lors de ses escales. Il en a été de même en Norvège et au Danemark, tandis que le navire avait recours à plusieurs pratiques de la flotte fantôme russe. En France, les préfectures du Finistère, des Côtes-d’Armor, d’Ille-et-Vilaine et de la Manche ont également pris des arrêtés d’interdiction clairs.
Au milieu de ce front unanime, La Rochelle fait figure d’exception. Le hors-la-loi russe, loin d’être refoulé, y trouve même une base permanente. Une telle anomalie n’est pas seulement un détail local. Elle envoie un signal de complaisance à Moscou et défie frontalement les décisions européennes. Pourquoi et comment une telle situation a-t-elle pu être rendue possible ?

Des réseaux locaux et des complicités étatiques
Derrière cette irrégularité se trouvent des acteurs identifiés. Patrice Bernier, capitaine du port, a joué un rôle clé dans l’accueil et la protection du navire. Avec Michel Balique, président de l’association Amis des Grands Voiliers, il a tissé un réseau d’alliés dans le monde maritime et institutionnel. Des courriels confidentiels ont été partagés publiquement par Vladimir Martus, capitaine et propriétaire occulte du Shtandart, et par un de ses avocats. Ils montrent l’activation de complicités au cœur de l’appareil d’État français, incluant la DGAMPA, la DNRED et le SGMer. Ceci leur a permis de maintenir le Shtandart à quai, malgré les interdictions européennes et nationales.
Cette dynamique a trouvé un relais politique sous le mandat de Jean-François Fountaine, maire jusqu’à sa récente démission. Dès juin 2022, il a offert au navire russe une légitimité culturelle et médiatique : festivals maritimes (1, 2), communications de la municipalité et de l’Office de tourisme. Alors que d’autres ports se fermaient, La Rochelle ouvrait grand ses bras et faisait du Shtandart l’emblème d’un patrimoine maritime détourné.
Le contournement des sanctions officiellement décoré
Brice Blondel est l’ancien chef de cabinet d’Emmanuel Macron et désormais préfet de la Charente-Maritime. Le 13 décembre 2024, dans une salle officielle de la préfecture, il a décoré Patrice Bernier de l’Ordre national du Mérite et de la médaille de la Sécurité intérieure. En tant que préfet, Blondel est responsable de l’application des sanctions portuaires européennes dans son département. Ainsi, l’un des principaux artisans du contournement des sanctions a été décoré par l’autorité même chargée de les faire appliquer.
Lors de son allocution, Blondel a salué publiquement Vladimir Martus présent dans l’assistance. Sous les ors républicains, un navire banni a reçu une consécration officielle.
« Vous [Patrice Bernier] œuvrez aussi au rayonnement de ce port de plaisance en y attirant les commandants des grands voiliers pour les pousser à faire escale à La Rochelle. Il y en a un parmi nous ce soir, même deux, Monsieur Martus et le commandant du Belem, on les salue. Merci à vous de ces éléments qui grâce à l’activisme, au militantisme du maître de port principal fait de la Rochelle un port qui rayonne à l’international. » (Brice Blondel, préfet de la Charente-Maritime)
Auparavant, en juin 2024, à bord du Belem, à La Rochelle également, Patrice Bernier avait fait de son partenaire Michel Balique un chevalier de l’Ordre du Mérite maritime. Vladimir Martus était présent à cette cérémonie. Il a adressé ses félicitations à l’heureux récipiendaire, à qui il doit tant.
Ces gestes symboliques illustrent la continuité d’une reconnaissance institutionnelle qui a renforcé la présence du Shtandart à La Rochelle et consolidé ses réseaux locaux ou nationaux.

Un récit médiatique régional fabriqué
Depuis 2022, des médias régionaux – tels Sud-Ouest et France 3 Nouvelle-Aquitaine – ont largement relayé une lecture fallacieuse des sanctions promue par les réseaux du Shtandart.
La préfecture de Charente-Maritime juge, pour sa part, que « les interdictions relatives à certains navires russes ne s’appliquent pas à ce cas ». (Sud-Ouest, 11 décembre 2022)
Catherine Léonidas, 1ère adjointe : « C’est un navire école, ce n’est pas un bateau de guerre, ni de commerce ou appartenant à un oligarque…ce bateau a parfaitement le droit d’être accueilli. » (France 3 Nouvelle-Aquitaine, 20 décembre 2022)
Ils ont, en outre, popularisé le récit de Vladimir Martus, présenté comme un soutien de l’Ukraine, una opposant au Kremlin, une victime de Poutine au même titre que les Ukrainiens, ainsi qu’un messager de la paix.
Vladimir Martus : « Nous souhaitons développer l’amitié entre les peuples… » (Sud-Ouest, 14 décembre 2022)
Catherine Léonidas, 1ère adjointe : « […] c’est un opposant à Poutine qui a quitté Saint-Pétersbourg avec le Shtandart en 2009 parce qu’il n’était plus d’accord avec la politique de Poutine… » (France 3 Nouvelle-Aquitaine, 20 décembre 2022)
Pourtant, de nombreuses preuves vont à l’encontre de cette flatteuse présentation. Jusqu’en octobre 2021, le Shtandart a participé à des missions officielles russes et a fait l’objet d’un documentaire sur RT en 2014. En 2016, son capitaine a célébré le vol du grand-voilier ukrainien Khersones. Au cours de l’été 2024, il a donné de nombreuses interviews à des organes de propagande russes, tenant un discours hostile aux institutions européennes et aux autorités françaises. À cela s’ajoute une déclaration outrageuse du Consulat général russe de juillet 2025 à l’encontre du Royaume-Uni, pour l’interdiction du Shtandart aux Tall Ships Races d’Aberdeen.
Des documents probants, accessibles et vérifiables, ont été largement ignorés par les médias de Charente-Maritime. Depuis l’ordonnance de la CJUE, ces outils de communication sont restés silencieux. Pas un mot sur la décision historique, aucune analyse, aucun rappel des obligations légales. Cette omerta prive les citoyens d’une information essentielle. Elle alimente le récit de Martus et de ses lobbyistes, diffusé sans esprit critique.
Entre attrait maritime et rôle propagandiste
Au-delà du cadre légal, le navire joue un rôle stratégique. Le Shtandart est une machine à russifier ses clients et ses équipiers. Il est également devenu un instrument visant à tester la résilience des mesures restrictives européennes. Il constitue, aussi, une plateforme de propagande et de blanchiment symbolique des actions de l’État russe auprès du grand public.
Par ailleurs, la présence du pavillon impérial et les références à Pierre le Grand confèrent au Shtandart un enracinement historique et culturel revendiqué par Poutine pour « justifier » l’invasion à grande échelle de l’Ukraine.
Enfin, ce vaisseau fantôme russe fracture la communauté maritime. Il salit durablement les organisations ainsi que les événements œuvrant, en France, pour la préservation du patrimoine navigant et de la voile traditionnelle.
En maintenant son hospitalité, La Rochelle s’expose à une faute morale, à des contentieux juridiques et à une responsabilité politique claire : celle d’avoir contourné une décision européenne définitive.
Une responsabilité nationale engagée
L’affaire du Shtandart dépasse aujourd’hui le simple cadre d’une curiosité locale. Elle fait de La Rochelle une sorte de « Kaliningrad atlantique ». En laissant perdurer cette situation en contradiction avec les décisions de la Cour de justice de l’Union européenne, La Rochelle compromet non seulement son image, mais également celle de la France tout entière. En effet, la tolérance accordée à l’amarrage d’un navire russe sous sanctions dans un port français constitue un levier symbolique et stratégique pour Moscou, susceptible de fragiliser la cohérence des positions européennes.
Cette dérive rochelaise reflète une tension plus large entre les engagements collectifs pris au niveau de l’Union et les choix opérés, volontairement ou par inertie, au niveau national. Au-delà du symbole maritime, le cas exposé ici soulève une question de crédibilité politique et juridique : celle de la capacité d’un État membre à appliquer de manière cohérente les sanctions qu’il a contribué à adopter. Ce n’est pas seulement l’autorité de Bruxelles qui est mise au défi, mais également la parole de la France sur la scène internationale.
Dans un contexte où l’Union européenne tente de maintenir une ligne de fermeté face à l’agression russe en Ukraine, la persistance de cette situation apparaît comme une brèche. Une brèche qui, si elle n’est pas refermée rapidement, pourrait constituer un précédent embarrassant pour Paris et un argument exploitable par la propagande russe.
Puisque les autorités françaises ne parviennent pas, depuis plus de trois ans, à faire appliquer les sanctions portuaires dans le port de La Rochelle, il convient d’en écarter l’opportunité. Il serait pertinent que la Préfecture maritime de Brest, s’inspirant de l’exemple espagnol, prenne dans les meilleurs délais un arrêté interdisant au Shtandart l’accès aux eaux territoriales relevant de sa juridiction. Cette mesure garantirait le respect des décisions européennes, de la parole de la France et de l’État de droit. Le collectif No Shtandart in Europe soumettra prochainement une proposition en ce sens.
Addendum de l’auteur :
Le Shtandart a quitté le port de La Rochelle le 11 septembre 2025 au soir et y est revenu les 16 et 17 septembre suivants. À cette occasion, le journal Sud-Ouest a finalement publié un article censé « justifier » sa présence. La journaliste évoque la décision de la Cour de justice de l’Union européenne, du 22 août 2025, et la clarification du Conseil européen, du 24 juin 2024, mais sans preuve qu’elle ait réellement consulté ces textes. Elle se contente de rapporter les propos du directeur de cabinet du préfet, lequel propose son interprétation personnelle de ces deux sources. Un tel témoignage constitue une preuve claire que le représentant de l’État reste impliqué dans la contournement systématique des sanctions restrictives visant le navire russe.
Cet élément est stratégique pour d’éventuelles actions judiciaires : il documente une participation officielle dans la tolérance des escales, malgré l’interdiction formelle imposée par l’Union européenne.
Breton né à Roscoff, est diplômé de Sciences Po Paris. Il a fait son service militaire comme officier dans la Marine nationale, puis travaillé comme manager d’audit chez Arthur Andersen avant de diriger une entreprise d’inventaires. Il s’est engagé dans la photographie dès les années 2000, puis dans l’écriture et le militantisme, notamment autour de l’Ukraine et de la lutte contre la désinformation.




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